La lettre de Jacques Sapir au Président de la République

François Hollande Le Président François Hollande sera dans notre Île ce jeudi 21 août. A cette occasion, la presse locale a proposé aux citoyens de lui adresser des lettres qu’elle s’empressera de publier. Heureuse initiative sans doute, illustrant surtout l’immense tâche qui attend tout premier personnage de l’Etat à l’heure où le pays s’enfonce durablement dans la crise.

En effet, le climat est on ne peut plus morose : croissance nulle, faible inflation, déficit commercial de près de 30 milliards d’euros, soit presque le même niveau qu’à la même date en 2013… et pourtant, le gouvernement maintient son plan d’économies de 50 milliards, dont les collectivités vont grandement en faire les frais ! En passant, notons que des élus locaux veulent dépenser dans un souci de déplacement durable (pardon, je reste sérieux !) au moins 2,4 milliards d’euros pour une route en pleine mer, et près de 600 millions d’euros pour une route enterrée sous la terre au Barachois à Saint-Denis : ainsi va le Monde !

Bref, le gouvernement réaffirme sa volonté et « sans faiblesse » son intention de poursuivre ses réformes. Mieux, pour combler les nouvelles brèches dans ses finances, le gouvernement a assuré des augmentations d’impôts, et prévenu que le déficit public dépassera les 4% du PIB cette année, au lieu des 3,8% espérés auparavant.

Et c’est là que le gouvernement par la voie de son ministre Michel Sapin appelle l’Europe à la rescousse, affirmant qu’elle doit « agir fermement, clairement, en adaptant profondément ses décisions à la situation particulière et exceptionnelle que connaît notre continent. »

Puisqu’il est important de contribuer au débat sur ce sujet, je voudrais vous faire partager le contenu extrêmement intéressant de la lettre adressée par Jacques Sapir au Président de la République François Hollande.

image Jacques Sapir, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris en 1976, docteur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, docteur en économie, est un spécialiste de l’histoire économique et de l’économie de l’URSS.

En 2005, il a pris position contre le Traité établissant une Constitution pour l’Europe.

Depuis la crise de 2008, il milite pour la sortie de la zone euro.

En politique internationale, il considère que le succès des nationalismes en France et dans le monde s’inscrit dans un contexte de « retour des nations ».

Jacques Sapir tient un blog dont le lien est le suivant : http://russeurope. Ci-dessous la lettre de celui qui milite pour la démondialisation, un concept prônant une nouvelle organisation de l’économie mondiale, prenant en compte l’augmentation des interdépendances humaines dans le monde, mais s’efforçant de les soustraire à la domination de la globalisation financière et du libre-échange.

 

Monsieur le Président de la République,

 

Notre pays connaît, depuis maintenant plusieurs années, une crise profonde, qui ne cesse de s’approfondir.

Les derniers chiffres, désastreux, publiés par l’INSEE le confirment. Avec une croissance à 0% pour les 6 premiers mois de l’année, la situation est objectivement grave.

Cette crise ne disparaîtra pas tant que l’on n’aura pris les mesures nécessaires en ce sens.

Ces chiffres apportent un démenti aux diverses déclarations et proclamations que vos gouvernements, et vous même, avaient fait depuis mai 2012.

Il n’y a nulle inversion de la courbe du chômage et vous passerez pour l’Histoire comme le Hoover français, attendant la croissance à chaque carrefour.

Il faut reconnaître la vérité. La France est aujourd’hui au bord de la déflation, et cette dernière entraînera une récession encore plus profonde, avec plus de chômage et plus de misère pour la population.

Cette crise a aussi des conséquences politiques importantes. Elle va limiter de plus en plus vos marges de manœuvres politiques. Au-delà, l’impopularité qui vous frappe, et qui n’est pas imméritée, met en cause votre légitimité et votre capacité à exercer la fonction présidentielle.

Le résultat d’erreurs tant stratégiques que tactiques

Cette crise est en partie le produit d’erreurs qui ont été commises tant par le gouvernement de François Fillon, que par celui de Jean-Marc Ayrault, et désormais de Manuel Valls.

Il y eut tout d’abord une erreur stratégique, qui fut de croire que l’on pouvait réduire les déficits avec une faible croissance et une inflation déclinante.

Seule, la combinaison d’une croissance ET de l’inflation permet cela. Vous le savez (ou devriez le savoir).

La dette ne se réduit que quand le déficit (exprimé en pourcentage du PIB nominal) est inférieur à la hausse de ce même PIB nominal.

De même, une forte hausse de la croissance nominale entraîne mécaniquement la hausse des recettes fiscales, ce qui permet de réduire le déficit budgétaire.

Regardez les chiffres : le déficit s’établira, au minimum, à 4% du PIB pour 2014.

Avec une inflation de l’ordre de 0,5% ET une croissance réelle de l’ordre de 0,5% (en étant optimiste), il faudrait baisser les dépenses publiques de 3% du PIB pour arriver à une stabilisation de la dette.

Le choc récessif que cela provoquerait tuerait l’économie française.

Cette erreur stratégique s’est doublée d’une erreur tactique.

La croyance que la baisse des dépenses publiques nettes, que ce soit par la hausse des prélèvements ou par la baisse des prestations sociales, n’aurait pas d’impact sur la croissance était erronée.

Cette erreur provient de la sous-estimation du multiplicateur des dépenses publiques, que l’on croyait de l’ordre de 0,5 alors qu’il était à cette époque compris entre 1,4 et 1,6.

Une erreur subsidiaire, qui fut commise par François Fillon comme en son temps par Alain Juppé, fut de ne pas comprendre que la dégradation des retraites allait pousser les ménages à épargner plus, et donc à consommer moins, avec un choc négatif sur la croissance.

Ces trois niveaux d’erreurs ont lourdement pesé sur la conjoncture économique de la France depuis 2011.

Face au drame qui se noue, vous croyez trouver une solution en faisant sauter la règle, inscrite depuis le Traité de Maastricht, des 3% de déficit.

Si vous y arrivez, cela voudra dire que le poids de la dette, déjà élevé aujourd’hui, va continuer à rapidement augmenter. C’est un expédient de courte durée, Monsieur le Président !

Nous serons, un jour ou l’autre, rattrapé par les réalités.

Cela aura aussi des conséquences profondes sur le fonctionnement de l’Union Européenne.

Si vous n’y arrivez pas, si nos partenaires, lassés des tergiversations continuelles des gouvernements français successifs se refusent à remettre cette règle en cause, vous serez politiquement isolé.

Que reste-t-il donc des espoirs engendrés par votre élection, de votre volonté de fédérer les pays d’Europe du Sud ? En fait, tout cela, vous l’avez gâché quand vous avez accepté de signer, avec un codicille ridicule, le pacte de stabilité.

Monsieur le Président, en politique, le manque de courage se paye au prix fort.

Le carcan de l’Euro.

Mais, la situation actuelle s’enracine, aussi, dans des causes plus profondes, au premier rang desquelles on trouve l’union économique et monétaire, ce que l’on appelle le « zone Euro ».

La zone Euro oblige tous les pays à avoir le même taux d’inflation. Or, les conditions structurelles de l’économie française font qu’elle a un taux d’inflation « naturel », autrement dit le taux d’inflation compatible avec le plein emploi des facteurs de production, supérieur à l’économie allemande.

Aussi, en quelques années se constitue un écart important de compétitivité entre les deux pays.

Par ailleurs, le taux de change de l’Euro convient à l’Allemagne mais pas à la France.

Si la France veut avoir un taux d’inflation égal à l’Allemagne, elle devra avoir une croissance très inférieure à sa « croissance potentielle ».

Or, ceci implique aussi un faible investissement et par conséquent une perte de compétitivité cette fois par le biais du progrès technique et non plus seulement par celui des prix.

De plus, est clair que les relations entre la France et l’Allemagne vont se dégrader car ces deux pays ont des besoins opposés en matière de politiques économiques, mais aussi démographiques.

L’Allemagne, dont la population décroit, peut se permettre d’avoir une faible croissance. Le PIB par habitant augmentera toujours plus rapidement que le PIB.

Pour la France, si elle veut que son PIB par habitant augmente, elle doit avoir, elle, une forte croissance.

L’incompatibilité des besoins en politiques économiques de ces deux pays condamne la zone Euro, ou condamne l’un à subir la politique de l’autre.

Cette situation porte en elle le risque de nouveaux conflits en Europe.

Vous qui vous faites souvent emphatique lors des commémorations du centième anniversaire de la guerre de 1914-1918, vous devriez en avoir conscience.

L’Euro tue la France, mais il tuera l’Europe aussi.

De tout cela, vous fûtes informé dès l’été 2012. Mais, vous avez cru possible de finasser alors que les problèmes exigeaient de vous décision et courage.

Encore une fois, en politique, le manque de courage se paye au prix fort.

Regardez la réalité en face.

Nous voici devant la question essentielle : faut-il rester dans la zone Euro ?

Le seul argument qui vous reste est politique. Vous prétendez que la fin de l’Euro signifierait la fin de l’Union Européenne.

Mais, l’UE agonise sous nos yeux.

Où était-elle quand il fallu intervenir au Mali ? Où est-elle quand il s’agit d’apporter une aide militaire décisive à la région autonome du Kurdistan ?

Nous nous retrouvons seuls, comme toujours, ou avec des alliés qui n’ont rien à voir avec l’UE, pour gérer ces crises.

Pourtant, pour faire face à ces crises nos forces diminuent, et ceci en grande partie du fait des conséquences de l’Euro mais aussi des politiques qui furent choisies pour, dit-on, « sauver » la zone Euro.

Notre économie décline, notre industrie s’effondre. Nos forces armées sont dans un état de dénuement tragique.

Monsieur le Président, il vous faut regarder les réalités en face. Même si elles sont déplaisantes, même si elles impliquent que certaines des choses dans lesquelles vous aviez beaucoup investit se révèlent fausses, vous ne pouvez faire l’économie d’un examen de conscience.

Vous avez voulu la position qui est aujourd’hui la vôtre. Vous vous êtes employé, depuis des années, à l’atteindre.

La chance est venue à l’aide de votre ambition, et vous avez été élu Président de la république.

Cette position implique, elle exige même, que vous soyez prêt à vous libérer des fragments morts de votre idéologie.

Des choix radicaux.

Monsieur le Président, la gravité de la situation exige de vous des actes graves, des actes décisifs.

Vous devez reconnaître que le gouvernement Valls est un échec, et en tirer les conséquences.

Vous devez, surtout, mettre sans délai l’Allemagne devant ses responsabilités.

Aucun pays ne peut, au sein d’une union économique et monétaire, avoir l’excédent structurel qui est le sien.

Il lui faut donc soit sortir de l’UEM soit prendre acte du fait que c’est la France qui sortira de la zone Euro, solution la plus probable.

Soyez-en sur, nous ne sortirons pas seuls.

A peine l’annonce de notre sortie, et ceci peut se faire très rapidement, vous le savez bien, rendue publique, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Belgique annonceront qu’ils nous imitent. La Grèce suivra rapidement.

L’éclatement de la zone Euro rendra possible à la voix de la France de se faire de nouveau entendre.

Un accord de co-fluctuation des changes pourra être signé avec certains de ces pays.

La dévaluation qui se produira, tant par rapport à la zone Dollar que par rapport à l’Allemagne, redonnera les forces nécessaires à l’économie française pour faire face aux défis du XXIe siècle.

Monsieur le Président, vous pouvez encore reprendre la main, mais vous ne le pourrez pas très longtemps.

Vous avez le choix.

Soit, ayant nommé un nouveau gouvernement et surtout un nouveau Premier Ministre, un homme décidé mais aussi un homme d’expérience, vous prenez la décision de confronter l’Allemagne aux réalités, et de sortir de l’Euro. Par ce geste, vous pourriez redevenir le dirigeant clef de l’Europe du Sud.

Soit, pour éviter le marasme où vous vous enfoncez chaque jour un peu plus, reconnaissez votre échec et démissionnez. Il y aurait de la grandeur à prendre sur vous la responsabilité des échecs depuis mai 2012.

Mais sachez, en tout état de cause, que si vous ne faites ni l’un ni l’autre, vous êtes condamné à une impopularité toujours plus grande, à une perte de légitimité toujours plus profonde qui mine votre fonction et à travers elle la République, et – au mieux – à un départ sous les huées.

 

Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de mes sentiments attristés mais farouchement républicains.

 

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