L’économie sauvera-t-elle la biodiversité ? Entretiens croisés entre 3 spécialistes (2ème volet)

 

 

Raphaël Billé

Un intéressant article est paru dans l’Humanité des débats sur l’enjeu majeur de la biodiversité pour notre planète.

 

Il s’agit d’entretiens croisés entre 

Geneviève AZAM, économiste, coprésidente du conseil scientifique d’Attac,

Raphaël BILLÉ, chercheur, directeur de programme Biodiversité et adaptation de l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (iddri),

et Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS, biologiste, pilote d’un rapport sur l’approche économique de la biodiversité.

 

QUESTION : Attribuer un prix aux services écosystémiques n’implique-t-il pas de les inclure à un marché ? 

  

RAPHAËL BILLÉ : Pas forcément, ce sont des choses distinctes.

 

Dire : cette zone humide rend un service de 10 000 dollars par an lui donne une valeur, pas un prix au sens prix d’échange.

 

Vous n’avez pas créé un marché.

C’est bien pour cela d’ailleurs que c’est rarement utilisé dans la décision. 

 

Les instruments permettant une marchandisation dans son sens le plus négatif n’existent pas.

 

On est sans doute idéologiquement dans cette logique, mais l’application concrète est plus compliquée.

Plus on y travaille, plus on a le sentiment que cette effervescence autour des mécanismes innovants est largement rhétorique. 

 

En réalité, quand on regarde les projets des ONG ou des états en termes de conservation, on est encore plus souvent dans le cadre de projets classiques.

 

BERNARD CHEVASSUS-AU-LOUIS : Prenons l’exemple de la justice : quand quelqu’un vous écrase et que vous perdez un bras, vous êtes indemnisé.

 

Pour vous accorder 200 000 euros de dommages et intérêts, on en passe bien par la monétarisation.

 

Pourtant, la justice n’autorise personne à écraser quelqu’un contre remboursement.

C’est ce principe que nous défendons.

 

Quand on projette un tracé d’autoroute ou de TGV, en monétariser l’impact permet d’établir une analyse coût-bénéfice (biodiversité perdue, temps gagné pour l’usager, etc.).

 

Le cas échéant, on peut y renoncer, ou le modifier.

Et si l’aménagement est maintenu, on peut décider de compenser les pertes.

 

Reste à savoir si cela doit se faire économiquement ou écologiquement, comme le préconise la loi française.

Ce qui est un peu repousser la question.

 

Proposer de détruire deux hectares de garrigue et de les remplacer par dix hectares de zone caillouteuse dans la Crau implique que les experts se posent la question de l’équivalence écologique.

 

Certes, on ne monétarise pas. Mais on troque.

 

GENEVIÈVE AZAM : Bien sûr que si. D’ailleurs ce marché existe.

 

Aux États-Unis, il y a aujourd’hui autour de 400 banques de compensation.

 

Un aménageur ou une industrie dont les projets de développement détruisent la biodiversité peut acheter des crédits de biodiversité, fournis par des acteurs financiers, des banques, lesquelles acquièrent ces crédits par des actions de sauvegarde de la biodiversité.  

 

Encore une fois, on retrouve là un fonctionnement identique à celui du marché du carbone.


QUESTION : Donner un prix à la biodiversité permet de chiffrer les pertes, donc de les compenser au plus juste sans empêcher l’aménagement, le développement…


GENEVIÈVE AZAM : Le principe même de compensation est intrinsèquement dangereux.

 

Il part du postulat que l’on peut détruire des écosystèmes à un endroit donné, dès lors qu’on les reconstitue ailleurs.

 

C’est ignorer profondément ce qu’est la biodiversité.

 

Les théories économiques qui pétrissent ces marchés s’appuient sur une hypothèse centrale qui veut que les facteurs de production soient substituables : pour produire, je peux utiliser des machines et du travail à proportion égale, ou bien beaucoup de machines et peu de travail, ou encore beaucoup de travail et peu de machines.

 

On raisonne par éléments isolables.

 

En la considérant comme un capital, on en fait de même avec la nature.

Seulement, les éléments de la biodiversité ne sont pas isolables.

 

Les écosystèmes sont des chaînes que l’on ne peut briser sans occasionner des pertes irréversibles.

Les reconstituer est une pure gageure.

 

La simple réintroduction de l’ours dans les Pyrénées pose des problèmes techniques majeurs, au-delà même du débat pour ou contre.

 

Au reste, ne soyons pas naïfs : le souci des grandes firmes n’est pas celui du développement. 

 

C’est d’avoir accès à une biodiversité dont la majeure partie se trouve dans les pays du Sud.

Or, ce sont elles qui sont demandeuses d’un marché de la biodiversité.

 

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les pays du Sud, parce qu’ils ont besoin de financements, demandent le partage des bénéfices tirés de la biodiversité.

 

C’est là tout le problème : en l’absence d’un fonds public international géré par l’ONU, les pays sont contraints d’en appeler au privé.

 

RAPHAËL BILLÉ : La compensation est l’une des utilisations invoquées des évaluations économiques. Mais elle reste marginale.

 

D’abord, parce c’est une utilisation qui n’a pas fait ses preuves.  

 

Lorsqu’on cherche à compenser une perte en biodiversité, le premier réflexe est de le faire sur une base d’équivalence écologique.

C’est le travail des écologues, pas des économistes.

 

La compensation n’est pas, pour l’heure, un domaine significatif d’utilisation de l’économie de la biodiversité.   

 

De ce point de vue, on est encore dans le fantasme : on imagine plein d’utilisations possibles, qui n’existent pas dans les faits.

 

Ensuite, faire des évaluations économiques à des fins d’arbitrage entre deux projets reste dangereux.

 

Leurs résultats peuvent être extrêmement contrastés selon les méthodologies retenues, avec des facteurs de 1 à 1 000.

 

Je ne dis pas que l’évaluation économique de la biodiversité ne sert totalement à rien.

Elle peut même être efficace, dans le domaine du plaidoyer.

 

Dire que la nature mondiale rend pour 33 000 milliards de dollars de services chaque année est une façon de dire : « La nature, c’est important, nous en dépendons. »

 

Mais, en termes de décision, c’est un couteau sans manche.

Car, au bout du compte, le message « Protéger coûte moins cher que détruire » ne s’adresse à personne.

 

Quel décideur va passer à l’action avec ça ? Quel porteur de projet dira :

« OK, je renonce à mon projet parce qu’il coûte trop cher à la société. »

 

BERNARD CHEVASSUS-AU-LOUIS : En France, le principe de compensation écologique est uniquement appliqué pour les territoires remarquables, protégés ou classés Natura 2000.

 

Si une ligne de chemin de fer traverse une zone de prairies ordinaires, l’aménageur va certes acheter les terrains au prix du foncier, mais la compensation écologique n’est pas jugée nécessaire.

 

En donnant une valeur à cette biodiversité ordinaire, nous mettons en valeur son importance, et nous posons la question de l’application du principe de compensation à tous les territoires.                                                                                          

 

La suite de ce passionnant échange samedi 30 octobre.


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1 Commentaire sur

L’économie sauvera-t-elle la biodiversité ? Entretiens croisés entre 3 spécialistes (2ème volet)

  • Jean-JacquesNo Gravatar |

    quand même lamentable qu’on soit obligé de réfléchir à la valeur monnétaire de la biodiversité : cela signifie que le sens commun de chacun – et surtout celui des multinationales – ne respecte plus les principes de base et qu’il est pollué par l’argent. si on entre dans ce système, on utilise les mêmes « valeurs bases » que le capital….

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