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2012
Départementalisation – 19 mars 1946 – 19 mars 2012 : Et maintenant ? (1ère partie)
Catégorie : INSTITUTIONS - COLLECTIVITÉS LOCALES, OUTRE MERS, Pcr, POLITIQUE LOCALE
Lors du 60ème anniversaire de la Loi du 19 mars 1946, Paul Vergès, alors Président de la Région Réunion avait posé cette question à Aimé Césaire :
« Dans les débats d’alors, à l’Assemblée, tu évoques « la misère la plus injustifiable » dans les vieilles colonies.
Penses-tu, qu’après 60 ans, les gens ont encore le souvenir de cette misère ?
Ou bien les gains sociaux dans les domaines des salaires, de l’enseignement, de la santé, etc., n’ont-ils pas fait oublier ce qui existait il y a 60 ans ? ».
Cette question est toujours d’actualité. Qu’a apporté la loi du 19 mars 1946 ? Et que faut-il faire maintenant ?
Dans cette première partie, je vous propose une synthèse des déclarations de Aimé Césaire et Paul Vergès.
Aimé Césaire expliquait qu’avant 1946,
« la Martinique n’avait qu’un désir : vivre et survivre.
Alors, il n’y avait qu’un seul mot à la bouche, ce n’est pas dans les livres qu’il avait été trouvé, peut-être dans nos ventres ou dans nos estomacs, il n’y avait qu’une idée, une seule solution : « Halte ! Nous voulons l’assimilation ».
Il poursuivait :
« Moi personnellement, je ne suis pas enthousiaste, le mot « assimilation », c’est un mot que je n’aime pas, parce que je sais ce que je suis, je n’ai pas dit que je suis beau, mais je ne veux être assimilé à personne. ».
Il précisait également :
« Assimilation pour moi, c’était « rendre semblable à ».
Mais non ! finalement, ce n’était pas « être semblable à », mais « avoir une situation égale » à peu près à celle dont ils avaient des nouvelles et dont les bruits arrivaient jusqu’à la Martinique ».
Assimilation ?
Et d’expliquer :
« J’ai vu les Martiniquais de près, j’ai vu la misère, j’ai vu les souffrances, j’ai vu les enfants pieds nus dans la rue, j’ai vu l’absence d’écoles, l’absence de crèches, l’absence de toutes innovations, de transformations capitales pour l’avenir de ce pays, eh bien, j’ai revu mon vocabulaire, j’ai dit : « peu importe les mots, mais cherchons ce qu’il y a derrière ! ».
Et ce que j’ai constaté, c’est qu’il y avait une demande générale profonde, importante des Martiniquais pour un régime meilleur.
Le régime qui leur paraissait le plus à leur portée était celui qui existait en France, d’autant plus qu’en France il y avait un certain nombre de réformes, des réformes sociales qui étaient en train de se faire.
J’ai beaucoup hésité, ce n’était pas un fol entrain, mais à regarder l’état du monde il n’y avait pas d’autres propositions possibles.
Alors, j’ai déposé une loi, elle ne me satisfait pas pour une raison philosophique, historique, tout ce que l’on veut, mais imaginez la France comme un grand gâteau avec un couteau, on prend et on fait des tranches égales, ce sont des dé-par-te-ments ».
Puis il soulignait :
« La loi de 1946 a eu ses avantages, mais elle était sous-tendue par une philosophie, une philosophie que nous connaissons bien, une philosophie du XVIIIe et du XIXe siècle.
Il s’agit de la théorie de la civilisation et de la barbarie.
Tout cela était parfaitement académique, tout cela était révolu et s’il y avait un retard en France au point de vue culturel, ce retard se manifestait précisément par l’absence ou l’insuffisance de l’ethnologie ou de l’ethnographie.
Or, l’idée du peuple et l’idée de l’humanité qu’on avait en France faisaient oublier ce détail à mes yeux très important ».
Et transformation ?
Paul Vergès rétorquait :
« Quand on voit ces 60 ans, surtout les luttes syndicales, elles avaient un point d’appui qui était le statut et elles ont réclamé effectivement, dans tous les domaines, l’application des lois sociales à La Réunion et cette amélioration du niveau vie, cette amélioration des structures a fait, en 60 ans, une élévation considérable, une transformation de la société réunionnaise. (…).
Quand je regarde les conséquences matérielles, sociales de la loi du 19 mars, je me dis que cette loi a transformé la vie quotidienne infiniment plus que l’abolition de l’esclavage n’a transformé la situation matérielle des esclaves affranchis.
Nous disons aussi que l’abolition de l’esclavage a été le fait de décisions prises à Paris avec Victor Schoelcher et transmises chez nous par le Commissaire de la République, Sarda Garriga.
Cette libération est venue de l’extérieur, combinée aux luttes des esclaves marrons chez nous.
Cette fois, la réforme du 19 mars 46 émanait de la demande de la population et elle a été exprimée par des hommes politiques de nos pays et nous disons qu’il y a là un changement considérable.
En 1946, vous étiez les porte-parole de vos peuples avec les questionnements que vous aviez, mais c’est vous qui avez obtenu ce changement.
C’est pourquoi, nous avons, nous, à La Réunion, une revendication : que le 19 mars 46 soit une date dans notre histoire au même titre que le 20 décembre 1848 qui célèbre l’abolition de l’esclavage.
Car cette loi a transformé la vie de nos pays et elle permet aujourd’hui aux Réunionnais et aux jeunes, en particulier, de lutter pour compléter ces changements sociaux et matériels par la pleine reconnaissance de nos diversités culturelles.
Ceci doit être reconnu par Paris et à ce moment-là, nous pourrons dire que la décolonisation aura été enfin réalisée ».
Un point de départ
D’où cette réponse d’Aimé Césaire :
« Je suis entièrement d’accord. Il fallait partir de là, mais il faut savoir en même temps que tout n’y était pas.
C’était un point de départ et non pas un point d’arrivée.
Il fallait cela, mais aussi savoir et, dès le début, je le pressentais, qu’un moment viendrait où il faudrait encore dépasser ce droit. (…).
Nous savons ce dont nous avons hérité, je sais ce que nous avons fait, Raymond Vergès et moi.
Mais nous avons conscience aujourd’hui qu’un cycle est terminé, je vous passe le flambeau.
Mais oui, un cycle est terminé, mais un autre cycle commence.
Il faut tenir compte de tout cela et faire un monde nouveau, sans nier le passé.
Mais il y a encore à faire. (…) ».
Et Paul Vergès de conclure :
« Je considère pour ma part qu’Aimé Césaire, Léopold Bissol, Raymond Vergès, Léon de Lépervanche, il y a 60 ans, dans une situation beaucoup plus complexe, prirent une décision de décolonisation qui s’est avérée globalement juste maintenant et qui ne s’est pas traduite par une accélération, une amplification de l’assimilation.
Au contraire, elle a posé ce problème et le moment est venu aujourd’hui de le résoudre.
Ceux qui sont inspirés par vos pensées sont chargés effectivement de compléter cette œuvre.
Lorsqu’elle sera complétée d’une façon positive, on pourra déclarer que votre solution était une solution de décolonisation positive.
Sur ce plan, je crois que les générations à venir ne seront jamais assez reconnaissantes pour ceux qui, dans une situation extrêmement compliquée, face à toutes sortes de contradictions, ont su trouver la solution juste pour permettre d’avancer.
C’est pourquoi, je voudrais rappeler ce dont on rêvait, il y a quelques siècles.
Quand les conventionnels se rencontraient, ils échangeaient les mots : « Salut et fraternité ».
Je pense que ces deux choses sont décisives ».
Le sont-elles encore aujourd’hui ?
La suite de mes réflexions sont à retrouver demain.