L’économie sauvera-t-elle la biodiversité ? Entretiens croisés entre 3 spécialistes (3ème volet)

 

 

  Bernard Chevassus-au-Louis

Un intéressant article est paru dans l’Humanité des débats sur l’enjeu majeur de la biodiversité pour notre planète.

 

Il s’agit d’entretiens croisés entre 

Geneviève AZAM, économiste, coprésidente du conseil scientifique d’Attac,

Raphaël BILLÉ, chercheur, directeur de programme Biodiversité et adaptation de l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (iddri),

et Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS, biologiste, pilote d’un rapport sur l’approche économique de la biodiversité.


QUESTION : L’érosion de la biodiversité s’accroît. Quels outils autres que l’économie de la biodiversité peuvent l’empêcher ?


BERNARD CHEVASSUS-AU-LOUIS : L’autre piste est évidemment celle de la réglementation.

Dans le grand Bassin parisien, la surface des prairies diminue depuis trente ans.

 

Deux options sont possibles :

 

– soit on interdit aux propriétaires des prairies de les convertir en autre chose.

Les plans d’occupation des sols ou tout autre document d’urbanisme peuvent définir des ceintures de maraîchage périurbain ;

 

– soit on considère que la prairie rapporte tant d’euros à l’hectare à la collectivité et on paie ces services.

C’est le principe des paiements pour services environnementaux (PSE).

 

Ce choix entre réglementation et systèmes contractuels est très politique et souligne leurs limites de l’un et de l’autre.

Pourquoi empêcher certains propriétaires de construire, quand d’autres pourront empocher la plus-value ? 

 

L’approche réglementaire me paraît légitime dans le cas de la biodiversité remarquable.

Je suis beaucoup plus dubitatif sur la capacité d’agir par voie réglementaire pour la préservation de la biodiversité ordinaire.

 

Les politiques contractuelles, offrant une certaine flexibilité, me paraissent plus efficaces, y compris en termes de coûts publics.

Tester des outils comme les PSE, pendant dix ans et dans une zone donnée, me paraît judicieux.

 

GENEVIÈVE AZAMRappelons d’abord une chose : le marché s’est révélé totalement inefficace à enrayer cette érosion.

 

Mon rejet n’est pas purement idéologique, il s’appuie sur des constats.

 

Le marché du carbone a su créer une finance du carbone, mais il s’avère inapte à diminuer les émissions de gaz à effet de serre.

 

De même, celui de la biodiversité ne peut pas être efficace à empêcher son érosion.

 

Encore une fois, la biodiversité est un tout qui ne peut être divisé en services individualisés.

 

On peut trouver une équivalence monétaire à remplacer une forêt primaire par de la forêt d’exploitation.

En aucun cas, il n’y aura d’équivalence en termes de biodiversité.

  

Par ailleurs, pourquoi près de 60 % de la biodiversité mondiale se trouvent aujourd’hui dans les pays du Sud ?

 

Parce que de notre côté, nous nous sommes développés en la détruisant.

 

Or, les marchés ne remettent pas en question nos modèles de production et de consommation.

Ils retardent la transition vers d’autres formes de développement.

 

Nous avons besoin de politiques qui permettent de réduire notre empreinte écologique.

 

Cela passe par des contraintes vis-à-vis des entreprises, des États.

 

En France, on projette la construction d’une nouvelle ligne à grande vitesse entre Bordeaux et Toulouse.

 

Or, il existe déjà un tronçon, dont la modernisation n’empiéterait pas sur les écosystèmes et permettrait de diminuer le temps de trajet.

Pas autant que la nouvelle ligne, certes.

 

Mais la différence ne serait plus que d’un quart d’heure.

Ce quart d’heure est-il vraiment un enjeu de progrès ?

 

RAPHAËL BILLÉNous sommes dans un rapport de forces.

Il est clair que des acteurs poussent à la privatisation de la biodiversité. 

 

D’autres, parfois les mêmes, parfois non, promeuvent des activités rentables à court terme mais aux impacts dévastateurs.

Ce qu’il faut, ce sont des forces qui s’y opposent. 

 

Nous disposons des arguments de toujours, qu’ils soient éthiques ou utilitaristes, quand ils se réfèrent aux services rendus par les écosystèmes.

 

Nous avons derrière nous cent cinquante ans d’histoire de protection de la nature, avec ses succès et des échecs.

Cela nous a laissé un droit de la protection de la biodiversité qui peut être efficace pour peu qu’on le renforce.

 

Nous disposons d’outils tels que les espaces ou les espèces protégés.

 

Encore faut-il les financer : la plupart des parcs nationaux dans le monde n’ont ni plan ni équipes de gestion.

Pas même de gardes susceptibles de faire respecter quoi que ce soit.

Ce sont des parcs de papier.

 

La discussion de Nagoya, enfin, pourrait être intéressante, selon les objectifs retenus.

 

Le troisième, singulièrement, vise à engager les pays à supprimer les subventions nocives à la biodiversité à l’horizon de 2020.

 

En Europe, cela cible la PAC et de la politique commune des pêches…

Enfin, il y a des mécanismes innovants intéressants, tels que les PSE.


QUESTION : Lesquels font appel aux évaluations économiques de la biodiversité…


RAPHAËL BILLÉ : Les PSE sont effectivement l’une des utilisations proclamées des évaluations économiques.

Mais ce que nous constatons au travers d’études de cas, c’est que celles-ci n’entrent que rarement dans leur mise en œuvre.

 

Pour faire simple, lorsque vous achetez une chemise, vous n’avez pas vraiment besoin de savoir ce que sa fabrication et son transport ont coûté.

 

Si vous et le vendeur êtes d’accord sur le prix, l’échange s’opère.

C’est un peu la même chose avec les PSE.

 

Quelqu’un reçoit un service, un autre le fournit.

S’il y a accord entre les deux parties, cela suffit.

 

L’évaluation économique du service soit n’est pas faite, soit n’intéresse pas les négociations.


QUESTION : L’approche économique implique-t-elle forcément une approche marchande ?

 

Les travaux d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, ont démontré qu’une communauté peut établir des règles efficaces de préservation des ressources sans avoir à en passer par une privatisation…


BERNARD CHEVASSUS-AU-LOUIS : L’économie, au sens d’échange de biens entre les hommes, n’a effectivement pas attendu l’invention de la monnaie, qui remonte à cinq mille ans.

 

Par ailleurs, certaines sociétés utilisent d’autres unités de mesure – par exemple, les coquillages, en Polynésie.

 

Pourquoi pas, finalement, une monnaie de la biodiversité qui ne serait ni l’euro ni le dollar, mais une unité de compte à définir ?

 

Cela aurait l’avantage d’interdire d’échanger de la biodiversité contre autre chose que de la biodiversité. Ce qui peut aussi se révéler une limite.

 

Pourquoi une société démocratique, dûment informée, ne pourrait-elle pas décider, après en avoir débattu, de consommer du capital naturel pour produire du capital social ?  

 

Prenons un exemple simpliste : construire un hôpital pour enfants dans une forêt classée.

Acceptons-nous de pouvoir substituer les différentes ressources, ou considère-t-on le capital naturel intangible ?

 

Quoi qu’il en soit, même une monnaie verte demandera une régulation forte.

Il y aura forcément des marchés et des spéculateurs.

 

RAPHAËL BILLÉ : Ce prix nobel est une formidable reconnaissance pour tous les travaux portant justement sur la gestion en biens communs des ressources naturelles. 

On est clairement dans des approches alternatives.

 

Cela dit, elles ne sont pas applicables à tout, partout, tout le temps. 

Élinor Ostrom a précisé de façon extrêmement claire le type d’échelle et de cadres dans lesquels travailler ces approches.  

 

Et puis ce n’est tout simplement pas l’approche qui a le vent en poupe aujourd’hui.

 

Je ne vois pas nécessairement la main du «grand capital» derrière le développement de l’économie de la biodiversité, tel qu’il s’opère actuellement.

En revanche, il y a clairement une idéologie, celle de l’économie libérale classique.


GENEVIÈVE AZAM : Dans le monde dans lequel nous vivons, l’économie est marchande.

 

On pourrait croire en un prix « politique » sur la nature, exclue de tout marché.

Il pourrait y avoir d’autres manières d’envisager l’économie de la biodiversité.

 

Mais pour l’heure, il n’y en a pas.

 

J’ai bien lu ce qui est proposé à Nagoya : les mécanismes innovants préconisés sont des mécanismes de marché.

 

À partir du moment où l’on pose un prix sur quelque chose, on crée un marché.

 

En l’absence de financements publics internationaux, le résultat risque fort d’être le même que celui de Kyoto en 1997 : une accélération de la mise en place des financements innovants et de la marchandisation de la biodiversité.

 

Les grandes multinationales sont complètement actives là-dedans, prêtes à payer le droit de pouvoir détruire.

 

Entretien réalisé par 
Marie-Noëlle Bertrand 

 

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