14
2011
Un article passionnant : et si le créole était un atout … ?
Catégorie : CULTURE-IDENTITE-ÉPANOUISSEMENT HUMAIN-HISTOIRE
Le site « Politique Publique » a fait paraître la contribution suivante, rédigée par une consultante martiniquaise spécialisée en commerce international, par ailleurs doctorante et enseignante à l’Université des Antilles et de la Guyane ainsi qu’à l’Université de Valencia (Espagne).
Un texte que je dédie spécialement à Mme Farreyrol, Didier Robert et leurs dalons…. En voici l’intégralité.
ID Martinique est une initiative de l’AACC* Outre-Mer et de l’association Contact Entreprises.
Il s’agit de permettre à tous ceux qui veulent contribuer, par leurs idées positives, au développement de la Martinique, de venir présenter leurs idées ou projets sur le site de l’association.
Cette semaine, la parole est à Lucia Angelo, consultante martiniquaise spécialisée en commerce international, par ailleurs doctorante et enseignante à l’Université des Antilles et de la Guyane ainsi qu’à l’Université de Valencia (Espagne).
ET SI LE CRÉOLE ÉTAIT UN ATOUT POUR L’APPRENTISSAGE DES AUTRES LANGUES ?
En matière de linguistique, le créole est à mon sens le liant ou le médium idéal pour l’apprentissage de n’importe quelle langue dans sa globalité, c’est-à-dire l’apprentissage non seulement du vocabulaire mais aussi du ressenti, des nuances de tonalités et de prononciation qui feront la différence entre un natif et un étranger parlant la langue…
Il est par exemple plus difficile pour un indo-européen, même latin, de saisir l’intonation de nombreuses expressions italiennes.
Essayez avec « ma dai », « niella città ».
Ma conviction est que si vous êtes créolophone, il est à peu près certain que vous reproduirez l’expression du premier coup avec une prononciation et une intonation très proches de celles d’un italien (pour ne pas dire la même !).
Un autre exemple corollaire en est que les francophones ne parlant que peu ou pas le castillan et tentant de citer un texte espagnol lui associent presqu’invariablement un accent italien « alla Corleone » !
QU’EST-CE QUI FAIT LA DIFFÉRENCE ?
Sans prétendre m’ériger en spécialiste de linguistique ou de philologie, j’adopterai la pose sérieuse et le lever de sourcil du conteur créole pour vous dire, si vous le voulez bien, que le créole – le créole d’antan, cela s’entend.
Non point celui tamisé et comprimé pour tenir dans un dictionnaire ou un Bescherelle de la langue créole ;
ouvrages certes indispensables et remarquables d’audace, de labeur, mais ne parvenant jamais à capturer totalement l’essence du créole dans son oralité : si j’écris par exemple en créole ‘hen’ ou ‘han’ ou ‘hum’ ou ‘hom’, savez-vous ce que j’ai voulu dire ?
Eh bien, si vous m’entendiez vous le sauriez très clairement !! – …
Je dirais donc que le créole permet cette communication viscérale qui nous met en contact direct avec n’importe quelle autre culture ! (Yé krik ?)
Et qu’est-ce qui confèrerait -me direz-vous sans doute- aux viscères créoles cette vertu du contact direct avec l’autre ?
Précisément parce que pétries de mélanges culturels variés, elles disposent une passerelle universelle connectant avec la part de l’autre chez soi ou/et accueillant spontanément la culture de l’autre parce qu’intrinsèquement rompues aux cohabitations culturelles ! (Yé mistikrik ?).
LA NUANCE DU RESSENTI, LE POIDS DU VÉCU
Inconsciemment, lorsque nous faisons l’apprentissage d’une langue étrangère, par immersion -cela s’entend une fois de plus- non point par le biais de méthodes scolaires aseptisées et dépourvues de l’essence même de la langue parlée :
La nuance du ressenti, le poids du vécu, l’éloquence liée au degré d’éducation, la forme du palais et la position de la langue, le gonflement des joues et l’écarquillement des yeux du natif qui transmettent premièrement par les viscères et seulement, en second lieu, par la parole, l’essence du dialogue, l’esprit et l’objectif de la parole véhiculée… …
Tel le conteur créole qui dans la même phrase retransmet à la fois les émotions, le détail des tenues vestimentaires et l’objet du délit, nos sens auditif, visuel -cognitifs somme toute- créoles nous retransmettent tous les éléments nécessaires à une connexion directe avec le réel de l’autre :
La communication viscérale laisse au second plan les fondements grammaticaux ou syntaxiques, ceux-ci s’érigeant tour à tour en alliés ou en ennemis selon la langue étrangère vers laquelle on tend et l’usage que l’on souhaite en faire !
LE PONT GRAMMATICAL ET SYNTAXIQUE LATIN
Par exemple, le pont grammatical et syntaxique latin peut servir à fixer les différents éléments de phrases structurées de façon similaire dans les langues latines en général.
En effet, dans la plupart des langues latines on retrouve une structure similaire : sujet + verbe + objets + compléments.
Toutefois ces mêmes ponts peuvent nous desservir lorsque l’on cherche à introduire les prépositions introduisant objets et compléments ; on aura en effet tendance à faire un usage de prépositions semblable à celui de notre langue d’origine (à la fois dans l’usage et la ressemblance parfois traître des prépositions).
C’est la différence entre un « jusqu’à CE que » français et un « hasté que » espagnol par exemple. Il semble alors presque plus judicieux de faire usage de ces bases linguistiques pour l’apprentissage académique de langues non-latines :
On retient peut-être plus facilement ce qui ne ressemble pas à notre langue dans la structure et les déclinaisons des composantes de phrases germanophones ou polonaises ! (sujet inversé, déclinaison des compléments et des objets selon leur fonction dans la phrase, etc.).
UNE APPROCHE PLUS VISCÉRALE (PLUS CRÉOLE) DE L’APPRENTISSAGE
Une approche plus viscérale (plus créole) de l’apprentissage nous met directement en contact avec les idiosyncrasies culturelles, cultuelles, rituelles, traditionnelles ou autres qui ont donné lieu à l’évolution de la langue depuis le latin ou d’autres langues ancestrales.
La langue latine qui illustre certainement le mieux cela étant le catalan et ses différentes variantes ou parentes : l’occitan toulousain, le catalan perpignanais ou le valencien espagnol…
Mon intime conviction, je vous la livre une fois de plus, est qu’il suffit à un(e) créole de séjourner brièvement dans chacun des berceaux géographiques correspondants pour comprendre les différences et les nuances entre les différents langages et cultures, sans nécessité d’apprendre le catalan ou aucun de ces langages par avance :
La fierté du peuple catalan d’avoir guerroyé et préservé cette langue millénaire avec un accent volontairement fermé, une intonation montagnarde, un vocabulaire riche et recherché ainsi qu’un port altier (dé)marquant son ancestralité et sa distance hiérarchique vis-à-vis des autres langues latines… ;
L’OCCITAN TOULOUSAIN ET LE CATALAN ESPAGNOL
L’occitan toulousain aux intonations folkloriques d’un peuple qui le ressort une ou deux fois par an sur la place du Capitole, tels les collectionneurs d’art dépoussièrent et exposent dans une salle d’art moderne des antiquités et des vieilleries de famille :
On ne s’en sert pas (hormis à des fins purement artistiques), on rappelle juste que cela servait autrefois et qu’on en a hérité ; le Catalan de Perpignan tâche de retrouver ces trésors de famille qui lui furent autrefois soustraits pour des raisons politiques et parle un catalan très français (accent, intonation, syntaxe et vocabulaire) mais avec une détermination et une volonté criantes ;
Enfin le citadin valencien d’Espagne parle un « catalan » très espagnol (accent, intonation, syntaxe et vocabulaire) eu égard là aussi à un certain passé politique et ne s’en sert guère qu’à la maison, au parti et dans certaines manifestations culturelles populaires…
L’oreille musicale créolophone aura par ailleurs plus de facilité à associer les terminaisons des déclinaisons germanophones ou polonaises aux fonctions syntaxiques (telle une sorte de reconnaissance musicale comme l’appliquaient autrefois les maîtres latins qui nous faisaient chanter « rosa, rosa, rosam, rosarum, rosis, rosis ! » sauf que cette fois mise en contexte direct), ou restituer les syllabes asiatiques sur des partitions musicales cérébrales, ou encore comprendre parfaitement et du premier coup un « vré acadié » de l’Ile du Prince Edouard.
L’OREILLE CRÉOLOPHONE
L’oreille créolophone également rompue aux onomatopées et aux bruits divers de l’appareil communicatif (ronflements de gorge, tchiips, casses vocales et sifflements divers…) saura aussi faire la différence entre des dizaines de sons fricatifs polonais très rapprochés, différents phonèmes asiatiques ou des subtilités de la langue arabe.
Faisons ici un bref arrêt sur image : l’emploi du mot créolophone ici se réfère à un individu capable de parler, de réfléchir et de ressentir en créole ! Faisons donc un second arrêt sur image pour rappeler la finalité de cet écrit qui n’est pas simplement de vanter les mérites de l’apprentissage linguistique par immersion.
Il s’agit surtout de livrer une conviction profonde sur le fait que cette immersion est d’autant plus efficace (en termes de : temps, accent, juste choix de vocabulaire, conceptualisation et contextualisation, etc.) chez un créolophone.
Il va sans dire qu’un polyglotte au berceau jouit d’une très grande aisance à apprendre de nouvelles langues (prenons l’exemple des luxembourgeois qui parlent au moins 4 langues germanophones, latine et anglo-saxonne dès l’enfance).
LE CREUSET DE POSSIBILITÉS ET DE MALLÉABILITÉ DU CRÉOLE
Il n’en reste pas moins que peu de langues offrent un tel creuset de possibilités et de malléabilité que le créole (celui d’antan tel que décrit supra).
Et permettez-moi encore d’emprunter au conteur créole sa liberté pour cette digression : je suis convaincue que les Polonais et les Russes (ne parlons même pas des Biélorusses !) disposent aussi d’une grande facilité pour l’apprentissage d’autres langues, parce que possédant une langue riche en phonèmes variés, presqu’aussi complexe à l’apprentissage que le mandarin et à la croisée de diverses influences linguistiques.
Néanmoins, vu que le peuple polonais est relativement peu nombreux et qu’il n’existe pas de (ex)colonies polonaises, on est en droit de se demander pourquoi cette langue existe-t-elle encore avec ce degré de complexité et pourquoi le ministère de l’éducation nationale polonais ne semble pas rencontrer les mêmes difficultés que son homologue français avec le bac de français.
À ce jour, une explication que j’envisage est le sens de l’humour et du travail des Polonais (et accessoirement le fait qu’ils apprennent cette langue au berceau).
LA MÉCONNAISSANCE DE NOS PROPRES CAPACITÉS LINGUISTIQUES
Permettez-moi encore de poser cette autre question : pourquoi tous les créoles de la Caraïbe ne parlent-ils pas au moins quatre langues couramment dès l’enfance ? Nous ne manquons pas de sens de l’humour et les atouts évoqués précédemment devraient nous prémunir contre les apprentissages laborieux.
À ce jour, une explication que j’envisage est la méconnaissance de nos propres capacités d’apprentissage linguistique, tout d’abord depuis le créole puis par les passerelles latines dont nous avons hérité – et non point le manque d’intérêt puisque nous semblons dotés d’une curiosité innée ! (Une preuve en étant que vous êtes parvenus jusqu’ici, Yé krak ?).
*Association des agences conseils en Communications
La contibution de Lucia Angelo est pertinente, notamment par l’orientation qu’elle donne au débat.
Je voudrais évoquer une situation que je connais personnellement pour avoir vécu et travaillé en Espagne, en particulier à Barcelone.
La Catalogne est la première « Communidad Autonoma » en Espagne, avec 35 % productions industrielles et 40 % de l’épargne nationale. En outre, Barcelone a accuelli en 1992 les Jeux Olympiques. Actuellement, la Catalogne traverse la crise économique dans de meilleures conditions que les autres communautés espagnoles.
Or, il apparaît que la résurrection de la langue catalane, au cours de 30 dernières années, a été un facteur de développement culturel et a favorisé en définitive l’intégration de cette région dans l’économie européenne et mondiale.
Autant dire que, même si le contexte est différent, la langue créole pourrait elle aussi devenir un atout et un facteur de développment culturel.
je partage l’analyse d’hervé , d’autant plus que je suis Catalan d’origine ! la » catalanité »
défendue au prix de tant de souffrances a été le
moteur fondamental de la résurrection après-guerre , avec une évolution statutaire proche de l’indépendance sur fond d’identité spécifique qui
fait de cette nation un exemple et un précurseur des régions fortes et autonomes au sein d’une entité européenne forte , avec des frontières de nations en voie de dilution…
car il y a plus de points communs entre un catalan ou un basque de france et leurs voisins d’espagne qu’entre ces deux là et un berrichon ou un parisien , ( surtout les parisisens lol ! ).
mais là est le problème de la Réunion , cette identité spécifique a sans doute été gommée par la départementalisation voire niée par une partie des politiques…c’est pourtant ce sentiment identitaire qui anime avec force le peuple mauricien par exemple..je crois donc que c’est par là que passera le sursaut de la Réunion, un
regain d’identité » nationale » et une évolution statutaire vers une plus grande autonomie , la
condition nécessaire à une vraie intégration régionale , seule voie crédible pour le futur ,
avec la langue comme socle de l’identité !
@ùXBä
je ne suis pas sûre que l’effacement de l’identité ne remonte « que » au moment de la départementalisation. je crois que c’est nettement plus ancien; c’est au moment de l’esclavage, où les esclaves n’étaient pas considérés comme des êtres humains, et que les « petits blancs », avec l’utilisation du mot « petit » même en opposition aux « gros » blancs, étaient la marque déjà d’une volonté de ne pas garder l’identité de ces femmes et de ces hommes, mais de les engouffrer, pêle-mêle, dans un schéma qui arrangeait bien le système. Quant au créole, c’est le fondement d’une identité multiple,d’une identité réunionnaise
En réponse aux interventions de Uxbà et Arsinoé.
Le créole, malgré son ancienneté, est une langue en devenir. A Maurice, son statut demeure ambigu, bien qu’une certaine reconnaissance officielle lui ait été accordée.
Cela dit, la reconnaissance d’une identité linguistique et culturelle ne menace aucunement l’appartenance de La Réunion à la nation française.
Concernant la Catalogne, l’évolution du statut ne semble pas de nature à entraîner une secession de cette Comunidad à l’égard de l’Espagne, mais plutôt une recomposition de l’Etat espagnol dans le sens d’une reconnaissance des diversités. Les récentes élections en Catalogne ont confirmé cette tendance, tandis que s’estompent les douloureux souvenirs de la guerre civile. En l’occurrence, le concept de nationalisme en Catalogne n’a aucune signification agressive. Les Catalans, dans leur grande majorité, ne remettent pas en cause leur appartenance à une Espagne qui a reconnu l’entité et la personnalité de leur « nation » et la réalité historique de leur langue qui se situe désormais au même plan que le castillan. Encore une fois, le concept de « nacion » en Catalogne n’implique pas l’éclatement d’une Espagne désormais démocratique.
en complément à arsinoé et hervé:
il est difficile de donner un point de vue nuancé
sur un sujet aussi complexe en quelques lignes.
je retiens pour ma part le lien incontestable entre le statut politique et celui de la langue.
la catalogne jouit d’un statut politique très autonome , basé sur la force de sa langue , et très au-delà de ce que peut un département..
il en est de même au pays basque espagnol.
il y a donc un lien entre la reconnaissance de la langue et la puissance politique.
le statut départemental ne me semble pas être le plus favorable à la reconnaissance de la langue
réunionaise créole. en même temps , je rejoins la
réflexion d’hervé sur » la langue en devenir » et
le statut ambigü du créole à maurice.
il en est de même à la réunion…côté ambiguïté !
alors à un moment où je crois à la nécessaire évolution statutaire pour des raisons de bon sens
pour une meilleure intégration régionale base
indispensable , selon moi , à préparer un futur viable sur fond d’autonomie financière , énergétique et alimentaire , ma question est la suivante:
la langue créole n’est elle un élément central catalyseur qu’il faut absolument valoriser en priorité pour pouvoir afronter et maitriser les changements inéluctables qui nous attendent ?
dernier point en complément.
à maurice la question de la langue ne se pose plus autant , ils sont un état indépendant…
en même temps , tous les mauriciens que je connais sont parfaitement trilingues , créole , français et anglais.
à méditer !