Lu sur Caraïbes News : Faut-il défranciser notre créole, ou décréoliser « notre » français ?

 Avec ce 4éme article, le mardi 12 février 2013, Jean Bernabé continue pour CCN sa réflexion sur « le rassemblement solidaire du peuple martiniquais à l’épreuve de la créativité

 

Le développement progressif de l’instruction publique a conduit à une amplification de la francisation linguistique de la Martinique,

même s’il n’est pas évident que l’ancrage des larges masses populaires dans la langue française soit à ce jour parfaitement bien établi.

 

Il n’empêche, la connaissance du français, qui constitue une indiscutable avancée, est de nature à entraîner également une francisation de la langue créole,

dont la dynamique créative se trouve objectivement prise de court, voire court-circuitée,

par la nécessité pour cette langue encore jeune d’aborder des domaines d’emploi auxquels sa jeunesse et son origine paysanne ne l’avait pas accoutumée.

 

Dans cette chronique, j’ai précédemment évoqué le fait que le déficit de vocabulaire du créole confronté à l’expression de réalités nouvelles ne peut être compensé par de pures créations individuelles qui ne tiendraient pas compte de la dynamique créative du créole.

 

Mais faut-il encore être en mesure de se raccorder à cette dynamique, sans laquelle la communication entre les créolophones ne peut véritablement opérer.

 

C’est dire l’importance des journalistes et autres professionnels des médias audiovisuels dans la relance de la créativité linguistique du créole et dans la lutte contre la de créolisation (ou perte de la substance du créole).

 

Leur formation constitue à cet égard une impérieuse nécessité !

 

En réalité, les problèmes de la décréolisation, quoi qu’on puisse penser de ce concept, dissimulent une faille dans la cohésion du peuple martiniquais

(pour ne parler que de lui, car, en cette circonstance marquée par une volonté politique de changement de la donne actuelle au sein du pays Martinique, je ne m’autorise pas à parler des autres peuples créolophones!).

 

Certes, le terme « décréolisation » peut porter à controverse, dans la mesure où le vocabulaire créole s’est constitué en majeure partie sur la base du français, sa « langue lexicalement pourvoyeuse », selon l’expression en vigueur chez les linguistes.

 

Je crois néanmoins qu’un effort s’avère nécessaire en vue de ce que j’appelle un « reprofilage » du créole.

 

Ce processus, que j’appelle de mes vœux et auquel je travaille, est à la hauteur des enjeux qui interpellent non seulement la créativité mais aussi la cohésion du peuple martiniquais, dont on ne saurait, par ailleurs, ignorer ni minimiser les liens linguistiques qui l’unissent à d’autres peuples de la Caraïbe, voire de l’Océan Indien.

 

Cela dit, même si, au cœur de cette problématique complexe, mon propos peut sembler paradoxal, il n’est question, j’y insiste, ni de stigmatiser la langue créole telle qu’elle est parlée aujourd’hui, ni non plus ceux qui la parlent, telle qu’ils la parlent.

 

Mieux vaut en effet parler un créole tjòlòlò, que de ne pas du tout parler créole.

Car une langue morte est une langue qui n’est plus parlée !

 

Et qui donc, se comportant en « linguicide », pourrait avoir le fantasme de voir disparaître les créoles ?

 

Appréhender cette dynamique créative 

 

Poser la thématique de notre créativité linguistique revient à poser la question de l’auto-mobilisation du peuple martiniquais en vue de deux objectifs majeurs parmi d’autres.

 

Il s’agit :

 

– d’une part, l’appropriation optimale de la langue française (pas aussi bien installée qu’on le croit dans notre pays, en raison des problèmes endémiques d’une Ecole qu’il convient de sérieusement réformer, notamment en tenant compte des avancées mondiales de l’éducation alternative)

 

– et, d’autre part, objectif crucial, voire prioritaire, la réappropriation de la langue créole.

 

Soyons clairs : procéder à une défrancisation du créole correspond à une démarche politique recevable

à condition que ladite défrancisation n’ait pas pour fondement idéologique le rejet du français (ce qui serait une aberration)

et la pérennisation d’un conflit entre nos deux sphères (créolophone et francophone) d’expression et de communication.

 

Nos deux langues, quoiqu’inscrites dans une histoire tragique, n’en constituent pas moins, redisons-le, des éléments incontournables de notre personnalité culturelle.

 

Il n’empêche, la critique du processus de plus en plus accéléré de francisation du créole constitue une démarche particulièrement problématique et complexe.

 

Elle ne trouve sa légitimité que dans le constat selon lequel ce phénomène constitue une solution de facilité imposée par le déficit du vocabulaire créole dans sa confrontation aux réalités du monde moderne.

 

Autrement dit, chercher à défranciser le créole, c’est non pas s’inscrire dans une « francophobie » (ou rejet du français), mais faire le pari d’une créativité créole relancée.

 

L’esprit du rassemblement solidaire 

 

On l’aura compris, seule une dynamique collective en lien avec les ressources (en créole : « bwadèyè » ou encore « doukoué ») de la langue pourra conduire à une créativité renouvelée des créolophones dans la gestion de leur énonciation langagière.

 

La dynamique ne pourra être mise en œuvre qu’à partir d’une vision stratégique du genre de celle que propose le mouvement Kolétetkolézépol.

 

D’où la nécessité d’une mise en exergue généralisée des ressources (réelles ou potentielles) du créole, dans le cadre d’une pratique que je qualifie de reprofilage.

 

Une gageure, un pari, un enjeu, un espoir.

 

Mais aussi un atout pour l’épanouissement de la personnalité culturelle martiniquaise dans une dignité et une confiance en soi accrues !

 

L’urgence à traiter les problèmes inhérents à notre relation au créole me conduira dans le prochain article à mettre en évidence quelques aspects des richesses inutilisées de cette langue.

 

Inutilisées parce que méconnues, d’autant que cette langue est souvent considérée comme à jamais inappropriée à l’expression des réalités complexes du monde moderne.

 

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