L’économie sauvera-t-elle la biodiversité ? Entretiens croisés entre 3 spécialistes (1er volet)

 

   Un intéressant article est paru dans l’Humanité des débats sur l’enjeu majeur de la biodiversité pour notre planète.

 

Il s’agit d’entretiens croisés entre 

Geneviève AZAM, économiste, coprésidente du conseil scientifique d’Attac,

Raphaël BILLÉ, chercheur, directeur de programme Biodiversité et adaptation de l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (iddri),

et Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS, biologiste, pilote d’un rapport sur l’approche économique de la biodiversité.


QUESTION : Depuis le rapport Stern qui tentait, en 2006, d’évaluer le coût de l’inaction vis-à-vis du réchauffement climatique, l’approche économique de la biodiversité connaît une véritable effervescence.

Ce mouvement est-il nouveau?


RAPHAËL BILLÉ : Pas du tout. Le rapport Stern a remis à la mode les évaluations économiques.

 

Mais l’économie de la biodiversité, de la nature, des services rendus par les écosystèmes – peu importe comment on la nomme – est ancienne.

  

Nous avons retrouvé une étude datant des années 1920 qui évalue économiquement les services rendus aux activités de pêche par les zones humides de Louisiane.

 

Moi-même, je me suis lancé dans une formation en économie de l’environnement parce que cela me paraissait être une approche innovante, presque dominante… dans les années 1990.

Bref, si cela fait longtemps qu’on la considère comme nouvelle, mon hypothèse est qu’en fait, elle ne prend pas.

 

Or, comme il existe un lobbying puissant pour qu’elle se développe, on la présente sans arrêt comme « nouvelle ». 

 

L’argument qui la soutient est un argument de pragmatisme, ou qui se veut comme tel. En gros : nous vivons dans un monde de brutes écrasé par la rationalité économique.

  

La seule façon de réussir à préserver la biodiversité est donc de l’intégrer à cette réalité – et pour cela, de lui accorder un prix – afin de parler la même langue que les décideurs, de leur fournir de bonnes informations pour qu’ils prennent de bonnes décisions.

 

Ce qui m’intéresse, c’est d’interroger la réalité de ce pragmatisme.

 

Vit-on vraiment dans ce monde dominé par les chiffres ? Ou les choses sont-elles un peu plus compliquées ?  

 

Une autoroute – ou un barrage – est une opération d’aménagement du territoire. On ne les crée pas uniquement en fonction d’une analyse coût-avantage strictement économique.

 

Heureusement, entrent en ligne de compte des désirs de développement anticipés par la société, y compris à perte.

 

GENEVIÈVE AZAM : L’approche économique de la biodiversité n’est pas neuve dans la mesure où les brevets sur le vivant se développent à une vitesse extraordinaire depuis une trentaine d’années.

 

Ce mouvement est parti des États-Unis, dans les années 1980, après que la Cour suprême a accepté qu’une bactérie soit brevetée.

C’est cela qui marque la rupture.

 

Ce principe contenait déjà celui de créer une propriété privée sur le vivant, donc de la rareté là où il y avait jusqu’alors abondance.

Il induisait la possibilité d’un marché.

 

Ce qui est nouveau, en revanche, c’est cette idée que l’on peut trouver un intérêt financier à préserver la biodiversité.

Alors que beaucoup d’industries – pharmaceutiques, agroalimentaires… – y puisent leur matière première, elle devient un enjeu économique.

  

Dès lors, il ne s’agit plus uniquement de la protéger, mais de la gérer.

Comment ? En lui donnant un prix et en faisant en sorte que les entreprises l’intègrent dans leurs comptes.

 

C’est le même modèle que celui avancé pour les émissions de gaz à effet de serre.

 

BERNARD CHEVASSUS-AU-LOUIS : Voilà près de trente ans que des économistes s’interrogent sur l’opportunité d’appliquer les objets de l’analyse économique à l’environnement.

 

On fait remonter l’idée de mesurer sa valeur à travers ses services aux années 1970.

 

La publication, en 1997, d’une étude de Robert Costanza a été un autre moment clé.

Pour la première fois, on tentait d’additionner la valeur de tous les services écosystémiques du monde.  

 

Le débat quant à la rigueur scientifique de ces travaux perdure, mais le choc provoqué par leurs résultats n’en est pas moindre : ce grand total équivalait à deux fois le PNB mondial – 33 000 milliards de dollars.

 

Le millénium 2005, enfin, a confirmé deux choses :

 

– d’une part, que les services non marchands sont beaucoup plus nombreux que les services marchands (production de bois, d’alimentation, etc.) ;

 

– d’autre part, que lorsqu’on croit mettre en valeur, au sens marchand du terme, un milieu naturel – par exemple, en développant des élevages de crevettes en lieu et place d’une forêt littorale en Asie du Sud –, on y perd : une forêt littorale produit certes peu de bois.

 

Elle protège, en revanche, les côtes contre les raz de marée. Mettre à son actif cette fonction – et les économies induites en termes de constructions ou de réparations – augmente fortement sa valeur.

 

QUESTION : Ce langage économique peut se retourner contre une nature dont les services ne vaudraient, au final, pas grand-chose…


BERNARD CHEVASSUS-AU-LOUIS : Cette question est au cœur des débats.

 

Certains affichent une opposition de principe, avançant l’idée que la nature contient ses propres valeurs – culturelles, esthétiques, philosophiques – qui justifient de la défendre.  

 

C’est ce que j’appelle la logique des monuments historiques : on ne défend pas l’Acropole sur la base d’arguments économiques.

 

Dans une certaine mesure, notre rapport suit ce point de vue en spécifiant qu’il n’est pas opportun d’accorder une valeur économique à la biodiversité remarquable.

 

Nous ne nous intéressons qu’à la biodiversité ordinaire.

D’autres s’interrogent sur la pertinence d’appliquer des outils économiques à la biodiversité en cette période.

 

Au vu du jeu politique actuel et alors que la cité marchande gagne systématiquement, reprendre son discours augmente-t-il nos chances de nous faire entendre ?

 

Ou risque-t-on d’accélérer une marchandisation qui autoriserait, au final, une destruction de la biodiversité contre de l’argent.

 

Je suis partisan de jouer le jeu du discours économique, mais en affirmant fermement qu’il faut une régulation et que monétariser n’est pas  marchandiser.

 

La suite de ce passionnant échange demain vendredi 27 octobre.


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1 Commentaire sur

L’économie sauvera-t-elle la biodiversité ? Entretiens croisés entre 3 spécialistes (1er volet)

  • ArisinoéNo Gravatar |

    monétariser n’est pas marchandiser. Oui. Encore faut-il qu’il y ait une frontière légale qui soit établie. car le dérapage peut être rapide et inexorable

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