Une intéressante contribution à un débat d’actualité : qu’est-ce que la « créolisation » ?

 

 

Édouard Glissant

   Dans un article consacré à l’écrivain martiniquais Edouard Glissant et titré « Apprendre à lire le Tout monde avec Edouard Glissant », Dominique Chancé (maître de conférences à l’Université de Bordeaux III) fait une développement sur la notion de créolisation par rapport à la mondialisation.

 

Il indique notamment que, pour certains experts, ce phénomène n’implique pas seulement les hommes et leurs activités mais aussi les objets.

Dominique Chancé rappelle qu’Edouard Glissant a, lors d’une conférence de presse, fait l’éloge de la « pensée du métissage  et nous enseigne le « tout-monde ».

 

« Dans le contexte de la mondialisation, comment préserver, en effet, les diversités ?

 

Comment échapper à la double impasse que représentent, d’un côté, une « paix romaine imposée par la force », sorte d’empire hégémonique et « bienveillant » qui uniformise le monde et, de l’autre, « le déchirement essentiel, l’anarchie identitaire, la guerre des nations et des dogmes » ?

 

UNE TROISIÈME VOIE


Glissant tente d’apporter des réponses à ces questions en proposant de « vivre une autre dimension d’humanité », une « troisième voie (…) à découvrir dans la pensée archipélique, conçue à l’image d’une géographie complexe, éclatée, d’espaces en relation et en tension, dont la Caraïbe donnerait le modèle ».

 

« Penser la « créolisation du monde », c’est peut-être ce qui transformera la « mondialisation » passive et destructrice en « mondialité » créatrice » : telle est l’invitation de Glissant.

 

D’où la question posée par Chancé : « qu’est-ce que la créolisation ? »

 

Son début de réponse est la suivante : « C’est à partir de la formation des créoles que l’on a pu penser la créolisation culturelle, en extrapolant aux autres faits de société une structure que les linguistes avaient analysée en détail. Selon Robert Chaudenson, cité par Chancé, la relation entre les langues est très inégalitaire, asymétrique ». 

 

Il écrit :

 

« La théorie qui voit dans la créolisation linguistique un simple “mélange” des systèmes linguistiques en présence ne correspond pas à la réalité sociolinguistique la plus commune ;

la résultante constante du contact de deux langues dans une même communauté est bien plus la domination de l’une par l’autre que leur harmonieux mélange !

Et cela est encore plus vrai dans les sociétés coloniales où sont apparus les créoles français. »

 

En somme, la créolisation linguistique annonce « ce que chacun redoute le plus de la mondialisation aujourd’hui : l’écrasement des différences, des « petites » langues (parlées parfois par de très nombreux locuteurs mais « petites » par la situation économique et politique de ceux qui les parlent), l’arasement des usages et des pensées diverses du monde, par les puissances hégémoniques, la télévision et le marché globalisé ».

 

UN PROCESSUS MONDIAL DE CONTACTS


« Là où d’autres ont perçu le créole comme le témoignage d’une domination et, à l’instar d’un Aimé Césaire, la langue des maîtres, dépourvue de valeur et incapable d’exprimer des pensées complexes, Édouard Glissant, quant à lui, privilégie ce qui, à travers la « créolisation », et au-delà des phénomènes linguistiques, permet de mettre à jour un « processus » mondial de contacts, de rencontres, de « Relation », sans contenu précis ni modalités » analyse Chancé.

 

« Dans son approche, le concept de « créolisation » englobe et dépasse les concepts de métissage ou d’acculturation, et répond à la mondialisation qu’il convient de combattre en tant que mise en relation forcée, selon le mode de l’uniformisation et de la domination, « comme dilution standardisée ».

 

« La créolisation n’est pas une fusion, elle requiert que chaque composante persiste, même alors qu’elle change déjà ». 

 

Chancé cite Glissant :

 

« J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre. […] Ma proposition est qu’aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise. « Finalement, le monde de la créolisation est un monde « baroque » ou « tout change en échangeant ».

 

Enfin Chancé signale que lors d’une conférence à Bordeaux , il a entendu un sociologue d’origine scandinave sur « parler créole des objets » en évoquant « la mondialisation » et la « créolisation »… des objets, à partir de la circulation mondiale du mobilier IKEA » (1). « La créolisation est donc devenue un modèle pour penser le monde », estime Chancé.

 

Nouvelle utopie, la créolisation se présente comme la réponse au « cri du monde » que fait entendre Glissant .

 

Et, si on en débattait tranquillement ?

 

(1) NDLR il s’agit de meubles de fabrication suédoise et vendu en kit dans de grandes surfaces.

 

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4 Commentaires sur

Une intéressante contribution à un débat d’actualité : qu’est-ce que la « créolisation » ?

  • ArsinoéNo Gravatar |

    Extrait de l’interview d’ EDOUARD GLISSANT publié dans Le Monde, le 2 janvier 2005)

    Selon vous l’Europe se créolise. Vous n’allez pas faire plaisir au courant souverainiste français…

    Oui l’Europe se créolise. Elle devient un archipel. Elle possède plusieurs langues et littératures très riches, qui s’influencent et s’interpénètrent, tous les étudiants les apprennent, en possèdent plusieurs, et pas seulement l’anglais. Et puis l’Europe abrite plusieurs sortes d’îles régionales, de plus en plus vivantes, de plus en plus présentes au monde, comme l’île catalane, ou basque, ou même bretonne. Sans compter la présence de populations venues d’Afrique, du Maghreb, des Caraïbes, chacune riche de cultures centenaires ou millénaires, certaines se refermant sur elles-mêmes, d’autre se créolisant à toute allure comme les jeunes Beurs des banlieues ou les Antillais. Cette présence d’espaces insulaires dans un archipel qui serait l’Europe rend les notions de frontières intra-européennes de plus en plus floues.

  • Arsinoé (suite)No Gravatar |

    Extrait de l’interview d’ EDOUARD GLISSANT publié dans Le Monde, le 2 janvier 2005)

    La notion d’identité nationale, ou ethnique, ou tribale devient beaucoup plus difficile dans un monde-archipel. Il faudrait mieux selon vous s’ouvrir et se forger ce que vous appelez dans votre essai « Poétique de la Relation » : une Identité-relation ?

    Les identités fixes deviennent préjudiciables à la sensibilité de l’homme contemporain engagé dans un monde-chaos et vivant dans des sociétés créolisées. L’Identité-relation », ou l »identité-rhizome » comme l’appelait Gilles Deleuze, semble plus adaptée à la situation. C’est difficile à admettre, cela nous remplit de craintes de remettre en cause l’unité de notre identité, le noyau dur et sans faille de notre personne, une identité refermée sur elle-même, craignant l’étrangeté, associée à une langue, une nation, une religion, parfois une ethnie, une race, une tribu, un clan, une entité bien définie à laquelle on s’identifie. Mais nous devons changer notre point de vue sur les identités, comme sur notre relation à l’autre. Nous devons construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et des autres. Une Identité-relation. C’est une expérience très intéressante, car on se croit généralement autorisé à parler à l’autre du point de vue d’une identité fixe. Bien définie. Pure. Atavique. Maintenant, c’est impossible, même pour les anciens colonisés qui tentent de se raccrocher à leur passé ou leur ethnie. Et cela nous remplit de craintes et de tremblements de parler sans certitude, mais nous enrichit considérablement.

  • Jean-JacquesNo Gravatar |

    ne pourrait-on pas transmettre ce texte à l’auteur d’une petite phrase restée célèbre : « le créole est un petit patois sympathique »

  • PhilippeNo Gravatar |

    ok, le papier est intéressant. mais c’est un truc d’intello, tout ça. car pendant ce temps, ceux qui parlent créole continuent à être regardés de travers (par exemple, dans les administrations).
    la créolisation comme rempart à la mondialisation? oui, mais attention, notre créolité commence à se mondialiser.
    assimiler sans être assimilé, c’est une évidence. mais à force d’assimiler, notre créolité n’est elle pas en train de se délaver?

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